Monsieur Pigot, comment décririez-vous l'impact des logiciels libres sur le quotidien des particuliers et des professionnels, selon votre expérience et vos recherches pour votre livre ?
Les logiciels libres sont déjà largement présents dans notre quotidien, notamment sur Internet où une majorité de services en ligne et de sites d'information repose sur les solutions mondialement utilisées que sont WordPress, Drupal ou MediaWiki. Il en va de même pour nombre de ressources informatiques utilisées par les entreprises de toute taille ayant recours à des serveurs informatiques hébergés au sein de datacentres qui sont très souvent animés par une déclinaison du système Linux qui est un des fers de lance des logiciels libres. En entrant frontalement en concurrence avec les logiciels développées par les multinationales du numérique, les logiciels libres apportent certes des alternatives utilisateurs par la concurrence qu'il exercent sur le marché mondial, mais ils sont aussi un facteur d'amélioration de la qualité globale de l'offre informatique dans le monde en créant une certaine émulation.
Mais à mon sens, l'apport majeur des logiciels libres vient de la notion de copyleft, un clin d’œil à celle de copyright qui garantit des droits aux utilisateurs au même titre que ceux qui sont garantis aux auteurs.
Qu'est-ce qui vous a motivé à écrire 'Guide pratique des logiciels libres' et comment espérez-vous qu'il changera la perception de l'informatique et des technologies parmi vos lecteurs ?
Ma carrière professionnelle de journaliste s'est principalement déroulée dans des PME, voire de TPE de presse. Dans ces organisations, il est primordial d'éviter le gaspillage et donc, le recours à des logiciels libres pour créer un site Internet, mais aussi pour produire des documents au moyen d'une suite bureautique, gérer une photothèque, exploiter et retoucher des images, produire des podcasts ou des vidéos, etc. permet de réaliser de substantielles économies sur le coût des licences. Il faut aussi tenir compte de l'aspect communautaire qui se crée autour de ces solutions. A l'heure d'Internet des réseaux sociaux, on trouve d'innombrables ressources en ligne pour se former, des articles pratiques, des exemples d'applications, des tutoriels en vidéo qui permettent de gagner un temps précieux pour produire un élément, voire même pour mener à bien un projet dans son ensemble. Mon expérience autant personnelle que professionnelle s'appuie sur plusieurs années de pratique et il m'a semblé utile de la partager pour que chacun puisse ne profiter au mieux de ses intérêts.
Au-delà de cet aspect purement pratique, il faut aussi tenir compte d'une orientation qui aujourd'hui me semble des plus discutables dans la stratégie des multinationales du logiciel : les données des utilisateurs sont devenues une richesse invisible... Des masses d'information sont collectées quotidiennement dans une opacité quasi totale, à des fins de marketing pour peaufiner les stratégies commerciales, mais aussi pour en faire de banales marchandises qui sont recédées à des partenaires dont les buts sont inconnus. Ces collectes massives de données peuvent contrevenir aux usages, voire même aux obligations légales de certains professionnels.
Ces pratiques sont extrêmement rares dans le cas des logiciels libres, toujours limitées à des données factuelles et non à des informations personnelles quand elles existent. C'est une démarche considérablement plus respectueuse des utilisateurs et une garantie de protection des libertés individuelles qu'il faut encourager dans un monde de plus en plus connecté.
Au cours de votre carrière de journaliste, quelles évolutions majeures avez-vous observées dans l'adoption des logiciels libres par rapport aux logiciels propriétaires dans les entreprises ?
C'est d'abord auprès des fournisseurs de services sur Internet que le recours aux logiciels libres s'est le plus largement développé à la toute fin du 20e siècle. J'ai déjà évoqué le système Linux qui est largement présent dans les datacentres et chez les hébergeurs de sites Internet auquel il conviendrait d'ajouter d'autres ressources comme le serveur Apache ou les gestionnaires de bases de données MariaDB et PostgreSQL. Mais on reste là dans un secteur d'activité très informé des performances des logiciels et donc, bien sensibilisé aux avantages comparés des solutions libres et non libres.
Les premiers logiciels libres qui se sont frayés un chemin dans les entreprises de tout secteur d'activité, sont les navigateurs Web et les logiciels de messagerie électronique, simplement parce que ces outils n'étaient à l'origine pas présents dans la dotation de base des ordinateurs de bureau. La situation a cependant changé ces dix dernières années, et aujourd'hui, des logiciels tels que le navigateur Firefox ou l'utilitaire de courrier électronique Thunderbird sont en recul dans les entreprises.
En revanche, dans d'autres domaines d'application comme celui du "pack Office", la suite libre et gratuite LibreOffice gagne des parts de marché depuis que l'offre concurrente est vendue au travers d'un abonnement annuel dont le coût par poste de travail n'a rien de négligeable. En Europe et tout spécialement en France et en Allemagne, nos administrations s'intéressent de très près aux logiciels libres tant pour faire des économies que pour renforcer la sécurité de leur ressources informatiques. Ainsi la loi en France à A l’article 16, la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une république numérique dispose que : «Les administrations mentionnées au premier alinéa de l'article L. 300-
2 du code des relations entre le public et l'administration veillent à préserver la maîtrise, la pérennité et l'indépendance de leurs systèmes d'information. Elles encouragent l'utilisation des logiciels libres et des formats ouverts lors du développement, de l'achat ou de l'utilisation, de tout ou partie, de ces systèmes d'information. » C'est une avancée majeure qui va dans le bon sens et qui doit faire tâche d'huile jusque dans le secteur privé, pour que nos entreprises soient plus performantes et qu'elles aillent vers une plus grande maîtrise de leurs ressources numériques.
Pouvez-vous nous parler de la manière dont un utilisateur lambda pourrait intégrer des logiciels tels que LibreOffice ou GIMP dans leur flux de travail quotidien ? Quels sont les atouts majeurs qui ressortent ?
Recourir à un ou plusieurs logiciels libres pour produire des documents mais aussi, pour numériser ceux qui n'existeraient que sous forme imprimée, pour retoucher des images et les intégrer dans leur présentations, etc. ne posent aucun problème majeur. Tous les logiciels libres sont accessibles au travers d'Internet : leur téléchargement ne prend que quelques secondes, tout au plus quelques minutes et leur installation sur un poste de travail ou sur un ordinateur portable s'effectue de manière aussi rapide et facile que celle d'un logiciel commercial. A la liberté d'utilisation s'ajoute la liberté d'information, comme évoqué précédemment, tous les logiciels libres vivent et évoluent au travers d'une communauté active d'experts qui supervisent leur développement et d'utilisateurs qui en documentent les usages. On trouve donc sans difficultés des informations tant théoriques que pratiques pour mettre le pied à l'étrier comme pour en approfondir l'utilisation. Autre aspect important, les promoteurs et les développeurs de logiciels libres sont extrêmement respectueux des standards et des normes, ce qui garantit une grande compatibilité avec les formats de fichiers et de documents utilisés partout sur la planète et dans leur immense majorité, les logiciels libres sont multilingues, ce qui renforcent leur couverture internationale.
Un dernier aspect est à prendre en compte même si son intérêt n'est pas évident de prime abord : le code-source des logiciels libres est public, ce qui permet d'en connaître le fonctionnement dans les moindres détails. Certes, l'utilisateur que je suis ne va pas analyser chaque ligne de code pour savoir comment fonctionne son traitement de texte ou son logiciel de retouche d'images, mais les experts de la solution le font à ma place, détectant les défauts de fonctionnements, les failles de sécurité éventuelles et les possibilités d'optimisation que soulèvent les retours d'expérience qui remontent du terrain. Autour des logiciels libres, c'est une véritable démocratie numérique qui œuvre pour le bien commun, sans avoir à se préoccuper de préserver un quelconque intérêt privé, ou l'égo de tel ou tel.
Comment vos compétences en cybersécurité vous ont-elles aidé à exploiter au mieux les logiciels libres, et quels conseils donneriez-vous aux utilisateurs soucieux de la sécurité numérique ?
La cybersécurité doit devenir un préoccupation majeure pour les entreprises comme pour les particuliers. La dématérialisation des échanges d'information - pas seulement celle des flux financiers - excitent les appétits criminels.
Le code-source qui est en quelque sorte l'ADN des logiciels, est public dans le cas des logiciels libres. C'est un élément qui facilite dans une certaine mesure, l'identification des failles de sécurité qui existent qu'on le veuille ou non, dans toutes les ressources informatiques quelles qu'elles soient, c'est-à-dire jusque dans le code embarqué dans une carte bancaire, le calculateur d'une voiture, etc.
Les logiciels "propriétaires" des grands éditeurs fonctionnent comme des "boîtes noires" et par conséquent, il est extrêmement difficile de connaître et plus encore de maîtriser les données qu'ils collectent et qu'ils échangent avec d'autres ressources.
En matière de cybersécurité, un avantage peut donc être imputé aux logiciels libres notamment en raison de leur transparence. Mais il faut être conscient que ce n'est qu'un léger avantage. La cybersécurité repose largement sur nos comportements en tant que personne : il faut protéger toutes les ressources sensibles par des mots de passe uniques, suffisamment complexes pour résister à des tentatives élémentaires de piratage. Ces précieux sésames ne doivent pas traîner dans un carnet ou pire, une feuille volante glissée dans le premier tiroir du bureau. Les barrières de sécurité qui existent dans les boitiers et les points d'accès à Internet ne doivent jamais être désactivés et surtout, je conseillerai de ne jamais se connecter à un point d'accès public. Le mieux est de se connecter à Internet en passant par son smartphone personnel, même lorsqu'on est en déplacement chez un client, chez un partenaire ou même... dans la famille.
En regardant vers l'avenir, quels défis ou opportunités voyez-vous pour le développement et l'adoption des logiciels libres ? Pensez-vous qu'ils deviendront la norme dans un avenir proche?
Dans ce domaine, mon point de vue est transparent : je pense qu'il est sain que nous ayons le choix entre d'un côté des logiciels libres et de l'autre, des solutions commerciales. On assiste actuellement à un développement soutenu de "l'intelligence artificielle" et force est de reconnaître que dans ce domaine, les logiciels libres sont encore à la traîne. L'avenir nous dira si le fossé finira par se combler.
En revanche, s'agissant des domaines d'application que j'ai traité dans mon livre : la bureautique, les images et la photographie numérique, le multimédia, le courriel, la navigation sur la Toile numérique, etc., il s'agit d'activités dont les contours sont extrêmement bien balisés depuis parfois des décennies et dont les évolutions sont peu ou prou prévisibles. Le coût des licences pour les logiciels qui relèvent de ces catégories ne devrait plus être à mon sens que symbolique... ce qui est loin d'être le cas. A cela s'ajoute la collecte totalement sauvage de nos données personnelles, comme une double peine.
Si une norme devait s'imposer dans un avenir proche, ce serait précisément la sacralisation de ces données personnelle, même celles qui paraissent les plus anodines. Las, dans un monde où les IA sont autorisées à pister les individus à grand renfort d'algorithmes de reconnaissance faciale, ça n'est pas gagné !
Quel conseil donneriez-vous à un particulier ou une petite entreprise hésitant à passer des logiciels propriétaires aux logiciels libres en termes de coût, performance et facilité d'utilisation ?
Difficile de s'étendre sur le coût d'acquisition d'un logiciel qui est gratuit mais avant de l'adopter, il est intéressant de s'informer comme on le ferait pour son équivalent commercial. Le site d'information de l'association ou de la fondation qui préside au développement d'un logiciel libre recèle de nombreuses informations, autant commencer par là. Ensuite, rien n'interdit de faire coexister un logiciel libre nouvellement découvert avec son concurrent commercial sur le même ordinateur, ce qui permet de comparer les deux solutions. L'un des produits étant gratuit, cette phase de découverte et d'évaluation peut s'effectuer sans gréver son budget. Par ailleurs, je tiens à souligner que l'interface des logiciels libres est le plus souvent personnalisable et qu'il est donc ainsi possible de rapprocher sa présentation de celle de son concurrent, ce qui ne peut qu'ajouter au confort d'utilisation. S'agissant des performances, mon expérience est que les logiciels libres sont tout simplement plus rapides et moins volumineux que leurs équivalents considérés comme plus conventionnels.
Nous avons tous des sensibilités différentes : l'ordinateur est un outil qui est devenu indispensable à notre quotidien, l'important est de se sentir en pleine maîtrise de ses capacités que le logiciel utilisé soit libre... ou non !
Pour en savoir plus : https://puitsfleuri.com/